The Cure (2004)
AU BORD DU MONDE
On s’était imaginés en train de cueillir des fleurs de plomb, on s’attendait à une version froide et massive de
Bloodflowers, on s’était préparés à un album dont chaque pièce aurait été extraite péniblement de la même mine d’un métal lourd ; ce que pouvait laisser présager la production de Ross Robinson. Mais, si les projets qui sous-tendent
Bloodflowers et
The Cure ne semblent pas aussi éloignés qu’il pourrait paraître et si l’on distingue certains fils qui relient les deux disques (Watching me fall, notamment, a laissé des traces), une improbable alchimie en décida autrement. Avec
The Cure, on a découvert un album composite, fait de sable et de feu, de brumes et de lumière, un album où des chansons apparaissent tout à coup alors que d’autres disparaissent comme des mirages, un album où le plomb, finalement, s’est transmué en chair.
Alors que
Bloodflowers se caractérisait par son unité sombre,
The Cure restera probablement comme un des disques les plus variés du groupe et, dans sa forme (nombre de chansons, équilibre entre titres pop et morceaux plus sombres ou violents), c’est peut-être de
Wish que ce dernier album se rapproche le plus. Des morceaux aux textures rêches (Lost, Never) côtoient des titres au contact plus feutré (Anniversary, Going Nowhere) et des pop songs limpides (Before Three, Taking off) d’autres pop songs aux contours moins nets (alt.end et sa guitare colérique, The End of the World et sa structure segmentée).
The Cure est un des albums de Cure où l’on peut souvent se laisser surprendre : par un début de chanson (The End of the world) ou par une fin (Anniversary). Situation dont (I don’t know what’s going) On est comme une en mise abyme : la perte des repères serait comme un fil conducteur paradoxal de cet album.
Avec The Promise, l’étonnement fait place à la stupeur. Celle qui est exprimée par le chant, mais aussi la nôtre lorsqu’on prend conscience qu’une blessure ancienne n’est toujours pas guérie : on se rappelle alors que
The Cure, ce titre si lourd à porter pour un seul disque, s’entend aussi comme l’écho des derniers mots de Pornography. Cet album nous dit qu’une quête commencée il y a longtemps est, aujourd’hui encore, loin d’être terminée.
Tout se passe un peu comme si les chansons de Cure n’étaient jamais finies, jamais figées. Et
The Cure (tout comme
Bloodflowers avant lui) est un disque qui décide de redonner la parole au passé, de dialoguer avec lui. Le choix surprenant du titre de cet album prend alors un autre sens :
The Cure, un titre comme de ceux que l’on remet en jeu, comme une façon de le faire descendre de son « piédestal » afin de l’interroger à nouveau, de l’exposer aux risques de regards nouveaux. Il ne s’agit pas de chercher à rejouer le passé mais plutôt de jouer avec lui afin de lui redonner vie, un peu à la manière de ce qui se produit en concert lorsque le groupe reprend d’anciens morceaux mais en leur donnant une interprétation nouvelle (là encore, il s’agit de sortir le passé du musée dans lequel on a vite tendance à l’enfermer). Et il se peut que ce soit ce beau désir que Before Three raconte à sa manière : « My happiest day and my happiest night / Always next to you… / And held deep inside… / Keeps me alive… ».
C’est peut-être surtout dans ce sens-là que
The Cure peut être considéré comme un album vivant, « live », où certaines chansons ressemblent à ces trappes secrètes (bien que sous nos yeux depuis longtemps), que l’on découvre un beau jour, comme par hasard. A ce titre, Going Nowhere est une de ces chansons qui semblent tout d’abord nous ramener vers des chemins autrefois empruntés et puis qui, tout à coup, au détour d’un sentier et sans que l’on comprenne dans quel gouffre nous venons de glisser, nous perdent. La fin de
The Cure a la forme d’une interrogation : qu’est-il arrivé ? En l’espace d’un instant qui ressemble à un moment d’inattention, on perd Going Nowhere, comme on perd un chemin ou comme on perd connaissance du monde qui nous entoure. On se retrouve sans plus rien qu’un dernier soupir et le sentiment que quelque chose nous a échappé. On arrive au bout de cet album comme on arriverait au bord du monde et
The Cure, qui disparaît plus tôt qu’on ne le pensait, a cela de très touchant qu’il semble finir là où il avait commencé : nulle part.
Quant à The Promise, chanson qui retrouve des lieux où l’on n’imaginait pas revenir, elle a la particularité d’être construite en deux temps : le passé et le présent. Un présent qui prend tout son sens avec les derniers mots de la chanson puisqu’ils témoignent réellement de l’intensité d’une
présence : « And I’m
still waiting… ». Ce constat amer n’a pas la forme raisonnée d’un bilan mais bien plutôt celle d’une douleur toujours vive. Que ce soit la colère de The Promise, la rage de Lost, l’angoisse de Labyrinth ou les larmes de Going Nowhere,
The Cure ne parle pas de sentiments, il les vit. Cela rappelle ce que Robert Smith dit des enfants qui sont en train de dessiner : il n’y a pas de distance, de détachement, l’enfant et son dessin ne font qu’un. Une fois encore, le thème de l’enfance est au cœur d’un album de Cure et les dessins qui accompagnent chaque morceau de
The Cure ne sont pas seulement là à titre « décoratif » : il semble bien qu’ils « illustrent » les chansons (un peu à la manière des douze images de
Three Imaginary Boys) mais aussi qu’ils disent quelque chose de leur création.
Ce n’est probablement pas un hasard si cet album puise à nouveau à la source imaginaire de l’enfance au moment où la musique de Cure parle aussi souvent du monde réel. En écoutant Us or them on croit entendre comme le bruit de la lutte entre deux mondes (« I don’t want you anywhere near me / Get your fucking world out of my head »), comme le fracas que ferait l’imaginaire en se heurtant à la réalité. On sent bien que
The Cure est probablement l’album où l’imaginaire est le plus mis « en danger ». A ce titre, le début de l’album est particulièrement marquant, voire traumatisant : alors que depuis longtemps (depuis
Kiss me Kiss me Kiss me en fait), les albums de Cure s’ouvraient par des morceaux aux airs d’instrumentaux (une longue plage instrumentale précédait l’arrivée de la voix) qui étaient autant de chemins qui nous amenaient vers les nouveaux lieux créés par le « garçon imaginaire », Lost, au contraire, nous précipite dans le vif du sujet, littéralement. C’est qu’il est question de corps dans cet album hétérogène et Lost en est l’exemple le plus frappant ; la voix s’y offre dans une nudité jamais entendue auparavant. Plus de vingt cinq ans après Killing an arab, le thème de l’étrangeté y refait surface de la façon la plus étonnante : par une plongée au cœur de soi.
Il semble que ce dernier album ouvre une brèche ; tout comme Lost, mais sur un mode très différent (les larmes à la place du feu), Going Nowhere à l’autre extrémité de l’album approchera elle aussi à ses risques et périls d’une zone dangereuse où l’on atteint comme la limite entre l’art et le vivant. Jouer avec le feu de la réalité est probablement une caractéristique essentielle de cet album : la musique de Cure a toujours eu à voir avec l’imaginaire, jusqu’à
The Cure. A l’horizon de ce disque, qui saisit un moment ressemblant à une (re)traversée du miroir, il semble bien que Cure découvre comme terre vierge une réalité qui n’a jamais autant ressemblé à la promesse de nouvelles sources imaginaires.