« (to) Capture » : ce mot qui, coïncidence, contient le mot « cure » est peut-être une des clés qui permet de mieux cerner ce qu’est la musique de Cure.
Je ne sais pas forcément très bien comment le traduire en français. Pour
The Top, on sait qu’il s’est agi de
saisir un « quelque chose » de précis que Robert avait retrouvé au gré de l’écoute de chansons pourtant très différentes ("I assemble a bunch of songs that have a certain "something" that i'm hoping to
capture"). Et, au sujet de l’enregistrement de
The Head on the Door : « c’est à ce moment-là que Cure sentit qu’il vivait comme un nouveau départ. J’avais le sentiment de faire partie d’un vrai groupe pour la première fois depuis
Pornography. C’était vraiment exaltant, et j’ai voulu faire de la pop musique qui
traduise cette exaltation. » ("I wanted to make pop music that
captured this excitement") On pourrait presque dire que
The Head On The Door est une sorte de documentaire sur ce que c’est que de jouer dans un groupe (c’est un peu le même désir qui anima la réalisation de
The Cure et on peut penser que
The Head On The Door aurait déjà pu se nommer ainsi…)
Pendant la période qui sépare la fin de l’édition Deluxe de
The Top (mai 1984) et le début de celle de
The Head (décembre 1984), Robert a définitivement quitté les Banshees, préparé le premier disque live de Cure et réussi à aller jusqu’au bout d’une tournée mondiale harassante mais qui a permis au groupe de se trouver un nouveau batteur en la personne de Boris Williams. Et c’est probablement au moment où Robert enregistre les démos « maison » qui ouvrent le CD bonus de
The Head qu’il se réconcilie avec Simon : une façon de refermer pour de bon une plaie laissée ouverte depuis la rupture consécutive à la tournée de
Pornography, deux ans et demie auparavant…
Si l’édition Deluxe de
The Top raconte la sortie de l’ombre, l’exploration de sonorités nouvelles ou l’émergence d’un chant, celle de
The Head peut être vue comme le récit de la (re)formation d’un groupe. « J’avais tellement de plaisir à jouer avec un batteur aussi doué et imaginatif. Tout de suite, Boris, Porl et Simon se sont très bien entendus et malgré le comportement de plus en plus fantasque de Lol, j’ai enfin senti que notre groupe était vraiment heureux et musicalement solide. Cela changea complètement mon idée de ce que Cure pouvait être. »
Le CD 2 de l’édition Deluxe de
The Head on the Door commence avec la home (sweet home) démo d’
Inbetween Days (au passage : merci FAC pour le décryptage de la voix entendue au début
). Très douce et ayant quelque chose de très libre dans sa façon de passer d’une sonorité de clavier à une autre, cette démo est loin de celle qu’on aurait pu imaginer et que l’on aurait bien vue structurée autour de la guitare acoustique. Dans le livret de cette édition, Robert revient sur cette démo : « jusque-là j’avais toujours considéré la guitare acoustique comme un instrument un peu hippie, pas vraiment quelque chose que The Cure pouvait utiliser… Mais à partir de ce moment-là j’étais déterminé à explorer toutes les possibilités. »
Par ailleurs, la comparaison avec la version finale d’Inbetween Days, pleine de fougue, permet de mieux comprendre ce que Robert entend par la nouvelle « idée » de Cure que lui donna ce groupe-là.
La seconde home démo est aussi le premier titre inédit de cette édition Deluxe. Il s’agit d’un bel instrumental intitulé
Inwood sur lequel on retrouve un bourdonnement de guitare qui n’est pas sans rappeler
The Top. Ce titre ressemble à un dialogue assez solennel entre guitare et claviers en apesanteur qui se cherchent encore.
Avec la home démo de
Push, comme souvent avec les home démos que les rééditions nous ont fait découvrir, l’ambiance est très feutrée, comme à l’intérieur d’un cocon. Cela frappe d’autant plus avec un titre comme Push dont la caractéristique principale, dans sa version finale, sera précisément la dimension explosive. Démo très intéressante puisqu’elle permet de saisir, peut-être plus encore, que celle d’Inbetween Days, le rôle du groupe dans la transformation future du titre.
La quatrième et dernière home démo que nous offre ce disque bonus est un nouvel inédit instrumental. Pas grand-chose à ajouter à ce qu’en a dit Le Clan. A la fois tendu et mélancolique,
Innsbruck possède une grande intensité dramatique créée à partir de moyens pourtant réduits (guitare, clavier, boîte à rythmes). Cette économie poignante dirige les regards vers la période
Faith. Très beau morceau.
On passe ensuite au deuxième mouvement du disque, celui qui conduit le groupe, deux mois plus tard, vers les studios Fitz et F2. Premier titre chanté du CD 2, la démo de
Stop Dead est proche de sa version finale. A noter que les paroles du dernier couplet sont différentes (une partie sera reprise pour la conclusion de la version finale).
On découvre alors
Mansolidgone, inédit aux allures d’improvisation jazz très libre qui montre qu’après la période Lovecats les préoccupations jazzy de Robert Smith ne sont pas éteintes. Chantée mais presque sans paroles, elle montre le groupe en roue libre, dans un de ces moments délirants comme il devait y en voir de nombreux à ce moment-là (voir les intermèdes de
Staring at the Sea).
La démo de
Screw vaut notamment pour l’originalité de son chant qu’un léger écho rend plus flottant. Le thème joué au clavier fait ici jeu égal avec la basse alors qu’il sera beaucoup plus discret sur la version finale (cela semble avoir été un mouvement fréquent pour les titres de
The Head On The Door). A noter que le solo de guitare est encore absent.
Lime Time, quatrième et dernier inédit, est aussi le seul qui soit vraiment chanté même si les paroles ressemblent à un patchwork de plusieurs chansons différentes. Il s’agit d’un morceau bien structuré, à la musique légère mais avec des intonations au chant qui semblent aller à l’inverse. Quelque chose qui n’étonne qu’à moitié : on y trouve des claviers dont Just Like Heaven saura se souvenir.
Viennent ensuite sept nouvelles démos :
Kyoto Song : version proche de la version finale même si les paroles ne sont pas encore totalement en place. Les nappes de claviers sont plus audibles alors que la charpente rythmique est moins affirmée. On y entend Robert encore en train de tester différentes possibilités de chants.
A Few Hours After this… : resserrée autour d’une basse mise en avant et d’un piano obstiné, on a le sentiment qu’elle pourrait à tout moment se transformer en A Letter To Elise. Bien plus longue que la version finale dont elle n’a pas l’aspect « symphonique » (en cela elle va à l’inverse des autres démos dont les claviers furent souvent allégés par la suite), il s’agit presque d’une autre chanson. Comme Kotyk, j’aime beaucoup cette démo.
Six Different Ways : une des deux chansons (avec Close To Me) dont Robert dit dans le livret qu’elles sont pratiquement sorties toutes seules des instruments, notamment des synthétiseurs. La voix y est très proche des claviers. Beaucoup de jeu, y compris en ce qui concerne la rythmique, quelque chose de très naïf également qui en font une petite perle d’onirisme. A noter que les paroles sont identiques à celles de la version finale.
A Man Inside My Mouth : on est ici encore loin de la version finale puisqu’il n’y a pas encore, notamment, le son si particulier que la basse adoptera par la suite. Pourtant avec ce morceau, Cure est en train de trouver enfin la musique qui accompagnera un thème cher à Robert (cf. A Hand Inside My Mouth sur le deuxième CD de
The Top Deluxe).
A Night Like This : une musique qui vient de loin. A ce sujet, consulter le topic sur la démo de Plastic Passion qu’avait ouvert looking-glass-girl (dont on espère secrètement une review de l’édition Deluxe de
Blue Sunshine ). La version de A Night Like This que nous donne cette démo est très proche de la version finale. Seul le solo de saxo est très différent : il est ici plus « biaisé », plus étrange, et on se dit qu’on entend peut-être A Night Like This telle qu’elle aurait été si elle avait fait partie de
The Top plutôt que de
The Head On The Door.
The Exploding Boy : version où la rythmique est moins en avant qu’au final et où, de ce fait, le saxo paraît plus présent. Quelque chose de plus confus. Les paroles sont définitives mais les cris manquent encore.
Close To Me : une démo plus mélancolique que la version finale. Il est intéressant de noter que la ligne de chant faite de respirations est absente. Ou presque : elle apparaît, mais de façon très brève, à la fin de la chanson seulement et c’est quelque chose d’assez fort que de sentir que c’est à partir de ce « presque rien » que va naître ce qui donnera à ce morceau toute sa singularité.
Le CD 2 de
The Head On The Door se termine, comme celui de
The Top, par un concert joué à Paris. Entre temps le groupe passe du Zénith à Bercy.
Si l’histoire de ce CD 2 semble plus facile à raconter que celle du CD 2 de
The Top (pas de grosse rupture chronologique, seulement trois tranches temporelles liées à seulement trois lieux de performance), il n’en demeure pas moins que durant cette simple année sur laquelle s’étend ce disque, le groupe va connaître une transformation essentielle. Et pas seulement lui. Pour beaucoup d’entre nous, The Cure n’existe pas lorsqu’ Inbetween Days version home démo ouvre le disque, vers Noël 1984, mais, pour beaucoup d’entre nous, lorsque Sinking s’achève à l’autre extrémité du disque, en décembre 1985, The Cure a déjà laissé une marque indélébile.