Lost (album
The Cure, 2004)
CORPS ETRANGER
Patatras. En ce début de chanson, on tombe des nues. La (très) courte entame instrumentale qui précède la voix a quelque chose de la corde qui file entre les doigts, insaisissable : nous y voilà, sans que l’on ai eu le temps de réagir, hébétés, comme cette voix cotonneuse qui a l’air de s’extraire péniblement d’un profond sommeil.
En ce début de chanson, on tombe des nues, au sens figuré comme au sens propre : cette introduction, si furtive que les mots peinent à la décrire, se termine en même temps qu’elle commence, aussi soudainement qu’un corps qui s’écroule. Elle dessine une sorte de chute, dans tous les sens du terme puisque sa forme pourrait être celle d’un point final (il n’y a pas d’enchaînement à la batterie) et ce début, paradoxalement, ressemble beaucoup à une fin.
Un peu comme Alice, Lost s’éveille dans un monde qu’elle ne reconnaît pas et si l’on est dérouté par cette ouverture d’album c’est qu’elle-même ne s’y retrouve pas. Plus que toute autre, Lost est écrite sur une page blanche. En lettres de feu : en effet, le spectacle de cette chanson dont l’intensité croît à chaque seconde fascine à la manière de celui d’un brasier qui dévore une forêt. Dans un déploiement d’énergie extraordinaire, Lost envahit progressivement tout l’espace autour d’elle : rien ne lui manquera, si ce n’est elle-même.
C’est que Lost a des allures de sonde initiatique lancée à sa propre recherche. Le martèlement et le crescendo sont les deux mouvements vitaux qui rythment cette quête. Il s’agit de creuser au plus profond de soi, encore et toujours, obstinément, sans relâche et sans regard en arrière, sans filet et sans retour possible (à la manière, encore une fois, d’un incendie) : Lost, chanson amnésique lancée à corps perdu dans une marche en avant, ne connaît qu’un seul temps : le présent.
Au cours de ce processus, la voix, littéralement,
se découvre (comme on dit « se mettre à découvert »). Déjà, au début de Lost, le chant qui s’éveille a des airs de pensées qui s’expriment tout haut, comme ces monologues de théâtre que l’on trouve parfois en ouverture de certaines pièces. La solitude de cette voix s’offre à nous telle un miroir. Dès lors, on peut envisager la première chanson de
The Cure comme le récit d’une expérience vocale : la voix est au centre de Lost comme l’œil est au cœur du cyclone.
A la fin de Lost, lorsque le monde dans son entier semble être consumé, la voix ressemble à un corps étranger qui erre seul au milieu d’un champ de cendres encore chaudes. Le vide autour d’elle nous la montre telle une pépite que l’on découvre à nouveau : tout à coup on a le sentiment de quitter le plan artistique pour assister, effarés, à l’expression brute d’une voix qui crie, littéralement, sa détresse. La performance vocale de Lost ressemble alors aux « performances » artistiques et entraîne la chanson dans une relation ambiguë où l’art et le vivant se forcent à une relation contre-nature. Ce qui frappe en cette fin de chanson, c’est moins la solitude de cette voix que sa complète nudité, à la fois impudique et émouvante.
Et puis la voix elle-même finit par disparaître et seule une onde électrique persiste encore quelques secondes, comme en témoignage de la fureur qui vient de se déchaîner.