CORRESPONDANCES
Ecouter A Forest c’est, en premier lieu, venir à elle et ce ne sera pas sans avoir d’abord parcouru une longue introduction que nous pourrons y pénétrer. Cette orée musicale est à la fois ce qui permet d’accéder à la chanson et ce qui l’entoure de mystère. Son rythme long, les vents froids de synthétiseur qui la traversent et la tension qu’elle diffuse font contraste avec ce qui va suivre. Et c’est précisément de se démarquer tant de ce qui lui succède qui va la rendre si influente. En jouant avec notre inconscient, elle va agir de façon sourde sur tout le reste du morceau. C’est tout le paradoxe d’une introduction qui ouvre une chanson et qui, en même temps, insidieusement, la clôt.
A Forest se présente tout d’abord comme un récit classique de recherche d’un personnage par un autre dans un lieu problématique et auquel une contrainte temporelle (« Find the girl / While you can ») ajoute un sentiment d’urgence. Ce récit prend ensuite une tournure fantastique (« The girl was never there ») avant de basculer au mieux dans le cauchemar, au pire dans la folie (à partir de « It’s always the same »). La conclusion du morceau nous permet de voir les choses sous un autre jour : la poursuite était une fuite privée de sens, le suspens un leurre, la forêt un piège.
Une forêt est souvent un labyrinthe et il arrive que l’on ne sache plus quand on va pouvoir en sortir. (Simon Gallup : « C’était un morceau qui ne s’arrêtait jamais. La batterie s’arrêtait, Robert continuait à jouer et je n’étais jamais vraiment sûr du moment où il allait s’arrêter, alors je continuais après qu’il avait terminé »). C’est probablement avec A Forest qu’apparaît pour la première fois chez Cure le thème de la défaillance des limites. Cette forêt est comme un puits sans fond auquel on n’échappe pas sans mal. Nous sommes bien placés pour le savoir : si nous n’avons aucune difficulté à « entrer » dans cette chanson, c’est que, d’une certaine façon, nous nous y trouvions déjà. Ecouter A Forest c’est répondre à un appel (« Come closer… »), venir occuper une place qui nous avait été ménagée à l’avance et devoir la tenir jusqu’au bout.
A Forest a cela de particulier que, très vite, nous ne ferons qu’un avec elle : sa respiration sera la nôtre, nos pas marcheront dans les siens et notre cœur ne battra bientôt plus que pour elle ; avec A Forest la musique de Cure devient subjective (comme on parle de caméra subjective au cinéma). Robert Smith prolonge ici ce qu’il avait initié avec Subway Song mais, entre les deux chansons, le narrateur se sera transformé en victime, l’agression en cauchemar, la marche en course. Cette musique nous saisit et nous n’avons d’autre choix que d’obéir à son mouvement et laisser notre corps se faire mener. C’est peut-être comme cela qu’il faut comprendre ce conseil étrange : « Just follow your eyes ».
D’ailleurs, s’il est un sens auquel s’adresse particulièrement A Forest c’est sans nul doute celui de la vue. « Come closer and see » : quand, au tout début, nous sommes invités à nous approcher, c’est pour mieux voir et non pour mieux entendre. A Forest est une chanson que l’on écoute avec les yeux, les paupières closes : en nous demandant de regarder dans le noir (« See into the dark ») fait-elle autre chose en effet que solliciter notre imagination ? Ce qui fait toute la force de A Forest c’est d’être traversée de mouvements qui trouvent immédiatement en nous, comme en de puissantes correspondances, des images qui semblaient attendre là depuis toujours.
Une question étrange se pose alors : le titre de cette chanson, ce titre qui semble tellement aller de soi, ce titre plus pictural que musical, n’aurait-il pas pu devenir un handicap pour elle (la musique considérée comme simple illustration) ? En proposant d’emblée une image, ne risquait-il pas d’être une entrave à l’imagination ? Essayons quelque chose : pour mieux comprendre A Forest et son titre peut-être faut-il retourner la proposition. Ce ne serait pas son titre qui ferait courir un risque à la chanson mais l’inverse. A Forest apparaît alors comme une chanson qui interroge l’apparente évidence d’un mot, le remet en question, et lui redonne sens.
Qu’est-ce que la musique ? La réponse que propose A Forest serait qu’il s’agit de quelque chose qui n’
image pas les mots mais qui les (ré)invente, les fait vivre. Quelque chose qui les imagine.
Review écrite il y a longtemps mais jamais postée, sauf oubli de ma part.
Postée donc aujourd'hui à l'occasion du trente et unième anniversaire de la chanson.